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Channel: Art – Le blog de Thierry Hay
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Les formidables mises en scène photographiques d'Irving Penn au Grand Palais

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Le Grand Palais présente jusqu'au 29 janvier 2018, une grande rétrospective du photographe américain Irving Penn. Plus de 200 photos, 18 magazines, 4 oeuvres graphiques, 3 appareils photo et le textile mythique qui a toujours servi de fond au célèbre photographe. L'occasion de découvrir l'éclectisme et la qualité des travaux de cette star de la photographie.Visite.       

Irving Penn est désormais mondialement connu pour ses photos de mode, réalisées pour le magazine Vogue, pendant soixante ans. Mais souvent, ce travail est le gros arbre qui cache le reste de la forêt. Chez Penn, c’est l’ensemble des travaux qui sont intéressants. En allant au Grand Palais, je me dis, par esprit de contradiction sans doute, que je vais m’intéresser aux photos qui n’ont rien à voir avec la mode. A ce moment-là, J’ignore encore à quel point mon idée est bonne. Penn, le roi de la photographie commerciale est aussi, et peut-être surtout, un immense artiste. L’entrée de l’exposition est totalement théâtrale, elle convient donc parfaitement ce grand metteur en scène de la photographie qu’est Irving Penn.

Entrée de l'exposition Irving Penn au Grand Palais, 2017. Photo Thierry Hay

Entrée de l'exposition Irving Penn au Grand Palais, 2017. Photo Thierry Hay

Un documentariste
Je pénètre dans la première salle, comme dans beaucoup d’expositions actuelles, les murs sont gris. La première photo que je regarde représente trois ombres : une du photographe, une autre d’une clef et la dernière est celle d’un pistolet. En 1938, après son diplôme de la Pennsylvania Museum and School of Industrial Art à Philadelphie, Irving Penn achète un appareil photo, un Rolleifleix, qu’il utilisera durant soixante ans. Les premières photos de l’artiste sont des études de vitrines du XIXe siècle, des publicités écrites ou du mobilier urbain. A cette époque, le photographe est très influencé par Walker Evans, illustrateur de la cise américaine des années 30 et très attentif  aux ouvriers, à tel point que dans le Junior League magazine, le jeune Penn encourage le lecteur à visiter une exposition d’Evans. Cette importance d’Evans dans les débuts de Penn, je la vois en regardant cette petite photographie : Ta Tooin, Quelques mots incomplets et un œil, sur fond noir. En réalité, Irving Penn a une démarche de documentariste. Il photographie cette enseigne de tatoueur, pour évoquer un problème social. En effet, cette boutique de tatouage proposait d’estomper les yeux au beurre noir des ouvriers bagarreurs de l’époque, en appliquant des sangsues. Cela était extrêmement fréquent, car les bagarres ne manquaient pas et beaucoup de patrons avant d’embaucher un ouvrier, se renseignait sur sa facilité à jouer des poings. Cette petite œuvre en dit long, mais Penn épure tout. On ne voit aucun ouvrier se battre, c’est à l’observateur de se faire son film. L’artiste essaye juste d’agir sur l’imagination de celui qui regarde, sans perdre de vue la réalité.

Irving Penn : Ta Tooin (The Bovery), vers 1939. Epreuve gélatino-argentique, 24,1 cm x 19,1. The Irving Penn Foundatiion

Irving Penn : Ta Tooin (The Bovery), vers 1939. Epreuve gélatino-argentique, 24,1 cm x 19,1. The Irving Penn Foundatiion

Précision et imagination

Dans la même salle, j’aperçois un cliché représentant un verre de vin, des cartes à jouer, des jetons, une pièce d’échec et une tasse à café. Tous les objets semblent être dans un équilibre fragile. A l’imagination de l’observateur de partir au galop... Je suis frappé par l'aspect théâtral qui se dégage de chaque photo. A chaque fois, c’est la précision au service de l’imagination. Ce cliché ci-dessous en est un autre exemple.

Irving Penn : Theatre accident (accident au théâtre), 1947, dye transfer, 1984. 49,5 cm x 38,7. Condé Nast

Irving Penn : Theatre accident (accident au théâtre), 1947, dye transfer, 1984. 49,5 cm x 38,7. Condé Nast

Mises en scène
A partir de 1947, Irving Penn réalise une série de portraits, dits existentiels. Après la guerre, il reprend son travail à Vogue. Le photographe veut faire des photos de personnalités, mais pas n’importe comment. C’est leurs vérités intérieures qui l’intéressent. Pour cela, il décide de les inciter à se révéler et à laisser tomber, pour une fois, leur masque de star. Il fabrique donc un petit décor en V, constitué de deux cimaises et place le personnage connu tout au fond, comme s’il était coincé entre deux murs. Il peut aussi l’installer, sur un tabouret couvert d’un vieux tapis. Voilà de quoi déstabiliser une haute personnalité, pas habituée à être traitée de la sorte. De plus, Irving Penn prend son temps, il attend que son modèle célèbre se révèle et devienne enfin lui-même. Sur ce cliché, Dali est jambes écartées, les mains sur les genoux et son regard est un beau mélange d’impatience, d’angoisse et d’interrogation. Je remarque que ce rapport entre le corps et l’architecture qui l’emprisonne, me rappelle les toiles de Francis Bacon. En tout cas, voilà un Dali que l’on n’a pas l’habitude de voir, et quel art de la lumière !

Irving Penn : Salvador Dali, 1947. Epreuve gélatino-argentique, 2",8 cm x 19,7. The Irving Penn Foundation

Irving Penn : Salvador Dali, 1947. Epreuve gélatino-argentique, 2",8 cm x 19,7. The Irving Penn Foundation

Lima

En 1948, Vogue envoie le photographe à Lima. C’est là qu’il réalise ce cliché extraordinaire : un homme est à moitié de dos, mais totalement présent. Une femme élégante, dans une attitude étrange, est en face. Par quelques détails très précis, Irving Penn nous fait rentrer dans la vie intime de cette jeune femme : les pieds hors des chaussures, le regard totalement dans le vide, le collier à la bouche. Où est-elle vraiment ? Le rapport entre les deux personnages est exceptionnel et toute la composition est légèrement décalée vers à gauche. C’est du grand art.

Irving Penn : Cafe in Lima (café à Lima), 1948. Epreuve gélatino-argentique, 1984, 49,2 cm x 47,3. Condé Nast

Irving Penn : Cafe in Lima (café à Lima), 1948. Epreuve gélatino-argentique, 1984, 49,2 cm x 47,3. Condé Nast

Cuzco

L’artiste profite de son séjour à Lima, pour aller se promener à Cuzco, cité en altitude dans les Andes. Là, il photographie des habitants, en costume traditionnel. Comme un couturier, il attache beaucoup d’attention au tombé du tissu. Comme toujours, les personnages posent et le travail photographique est réalisé sur un fond neutre. Toute sa vie, l’artiste reste fidèle à ce système de prise de vue. Ici, ce sont deux enfants, qui se tiennent la main. Une fois encore, le talent de metteur en scène d’Irving Penn est perceptible, de même que son empathie.

Irving Penn : Cuzco Children (enfants de Cuzco), 1948. Epreuve au platine-palladium, 1968, 49,5 cm x 50,5. Condé Nast

Irving Penn : Cuzco Children (enfants de Cuzco), 1948. Epreuve au platine-palladium, 1968, 49,5 cm x 50,5. Condé Nast

L'élégance de la rue

A partir de 1950, Irving Penn se passionne pour les petits métiers de Paris, Londres ou New York. Il photographie des artisans avec leurs outils de travail ou des vendeurs avec leur marchandise. J’observe un charbonnier de profil, qui m'évoque un tableau de Mantegna. Je regarde ce poissonnier. Il se tient debout, le regard empli de fierté. Toutes cette série sur les petits métiers rapelle les grandes peintures historiques ou la noblesse du XIXe siècle, qui adorait se faire représenter debout, comme un roi de France. Avec ce travail, Penn se situe dans cette lignée, mais il fait aussi un clin d’œil aux estampes, souvent appelées " Les petits métiers " ou encore : " Les cris de la rue". Dans ces photos, l’artiste donne également sa vision des choses. Ces artisans portent le costume caractéristique de leur profession, il n’y a aucun bleu de travail ou costume, Irving Penn, sans en avoir l’air, critique une uniformisation du vêtement dans un monde qui se prétend moderne. Ce vendeur à casquette, lui, est un vrai poissonnier, qui porte son tablier avec élégance.

Irving Penn : Fishmonger (Poissonnier), Londres, 1950. Epreuve au platine-palladium, 1976, 50,2 cm x 3è,8. Condé Nast (Br)

Irving Penn : Fishmonger (Poissonnier), Londres, 1950. Epreuve au platine-palladium, 1976, 50,2 cm x 37,8. Condé Nast (Br)

Patience

De 1948 à 1962, le photographe réalise une nouvelle série intitulée : « Portraits classiques ». A mon avis, ce titre ne correspond pas, car ces portraits de gens célèbres, n’ont finalement pas grand chose de classique. Irving Penn fait venir chez lui les célébrités et leur offre un simple café, puis il attend... Je regarde longuement ces nombreuses photographies de stars. Jean Cocteau, contorsionné comme un pantin, qui laisse échapper son angoisse. Dora Maar, dans une position aussi inconfortable que sa vie avec Picasso. Francis Bacon, les yeux au ciel, comme s’il était pressé d’en finir avec la condition terrestre. Marlene Dietrich, vêtue de noir, tournant son visage vers le photographe, dans lequel elle révèle une grande émotion et peut-être une certaine solitude.

Irving Penn : Marlene Dietrich, New York 1948. Epreuve gélatino-argentique, 2000, 2(,4 cm x 20,6. The Irving Penn Foundation

Irving Penn : Marlene Dietrich, New York 1948. Epreuve gélatino-argentique, 2000, 2(,4 cm x 20,6. The Irving Penn Foundation

Découvertes sensuelles

Bien évidemment, Penn ne peut pas ignorer le nu, sujet artistique qui traverse les siècles. Pour réaliser une série de nus, il utilise une technique particulière : il surexpose l’image avant de la blanchir, afin d’obtenir un aspect poudré, un pastel photographié. Quand il fait des nus, les photographies d’Irving Penn révèlent des morceaux de chairs, des formes quasi abstraites, très proches d’une sculpture, mais sans perdre pour autant leur pouvoir érotique.

Irving Penn : Nude No.72. New York, 1949-1950. Epreuve gélatino-argentique, 39,7 cm x 37,5. The Irving Penn Foundation

Irving Penn : Nude No.72. New York, 1949-1950. Epreuve gélatino-argentique, 39,7 cm x 37,5. The Irving Penn Foundation

Le monde et les cigarettes

Je continue ma visite. Plusieurs clichés montrent les travaux du photographe à travers le monde, en Afrique ou dans la région Asie-Pacifique. J’arrive tout d’un coup dans la salle qui expose les clichés consacrés aux cigarettes. A partir de 1972, le créateur commence à travailler sur le thème du mégot. En réalité, Irving Penn, qui a beaucoup oeuvré dans la publicité, et parfois pour des cigarettiers, a plusieurs raisons d’évoquer le tabac, qu’il déteste à titre personnel. Son mentor Alexey Brodovitch, vient de mourir d’un cancer et Penn est très touché par cette disparition.  De plus, à l’époque, début des années 70, l’opinion publique se montre anti-tabac. Mais une fois de plus, Irving Penn va aller plus loin. Il trouve que la façon dont est écrasé le mégot révèle la personnalité et la nervosité du fumeur. Il photographie donc les mégots de très près. Mais autre chose me frappe. Sur ces photos en noir et blanc, Irving Penn assemble parfois les mégots comme les doigts d’une main. C’est assez bizarre pour le visiteur. La cigarette, comme la vie se consume... Cette série est donc une réflexion sur l’état de décomposition en général et sur la mort. Mais cela n’est pas compris. En 1975, les mégots sont exposés au MoMA, ils sont jugés répugnants, dégoûtants. En ce qui me concerne, je les trouve très touchantes ces cigarettes.

Irving Penn : Cigarette No 37. New York, 1972. Epreuve au platine-palladium, 1975. 59, 7 cm x 44,1. The Irving Penn Foundation

Irving Penn : Cigarette No 37. New York, 1972. Epreuve au platine-palladium, 1975. 59, 7 cm x 44,1. The Irving Penn Foundation

Fleurs et détritus

Entre 1975 et 2007, Irving Penn réalise des natures mortes à partir de veilles bouteilles, de vases cassés, de fruits pourris, de pièces métalliques. Dans le même temps, Penn dessine et peint, quatre de ses œuvres sont exposées. Là encore ce sont souvent des bouteilles et des objets. En regardant cette fleur, c’est évidement, encore une fois, le temps qui passe que nous montre le créateur. C’est une invitation à la réflexion et à la méditation. Quant au travail lui-même, il est toujours aussi précis.

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Irving Penn : Single Oriental Poppy (Pavot Single Oriental, New York, 1968, dye transfer, 1989. 55,6 cm x 43,5. The Irving Penn Foundation

En sortant, je lis cette phrase de l’artiste, inscrite sur un mur : «  La photographie c’est simplement le stade actuel de l’histoire visuelle de l’humanité ». Toute sa vie professionnelle, Irving Penn a travaillé avec, comme fond, un vieux rideau de théâtre usé et sale. Le talent, le sens de l’observation et surtout de la mise en scène ont fait le reste. Irving Penn est décédé le 7 octobre 2009, à New York. Cette rétrospective, très complète est un véritable plaisir à voir. Penn a tout photographié, de la star au détritus, il a toujours porté la même attention aux deux, car les deux ont en fait la même activité : ils laissent une trace dans le monde... J’ai été stupéfait par la qualité photographique d’Irving Penn et cela est vrai pour chaque photos, il y en a 238. Son sens de l’épuration donne une très grande force à ses œuvres. Son exigence artistique est incroyable. Cette exposition est un véritable événement. Même si vous n’aimez pas particulièrement la photographie, le metteur en scène et l’artisan de précision Irving Penn vous surprendront... Et bientôt Gauguin (11 octobre), le Grand Palais soigne sa rentrée.

Grand Palais

Du jeudi au lundi de 10h à 20h, mercredi de 10h à 22h, fermeture hebdomadaire le mardi

Entrée : 13 euros / TR : 9


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