Le Grand Palais propose jusqu'au 4 juillet 2016 l'exposition "Carambolages". Le principe de cette présentation est inédit en France : juxtaposer 184 objets et oeuvres d'art de toutes époques et de toutes provenances. Cette exposition originale est un cheminement dans l'art universel, un grand travelling artistique, où chacun se fait son propre film. La fin de l'histoire de l'art conventionnel ? Visite.
Si vous passez devant le Grand Palais, vous verrez une grande affiche représentant un bonhomme, qui vous tire la langue avec effronterie. Et ça tombe très bien, car le Grand Palais fait aujourd'hui un sacré pied de nez aux scénographies classiques. Avec Carambolages, il envoie un grand coup de pied au cul à la muséographie habituelle, à laquelle il nous a souvent habitués. J'avais bien vu avec "Picassomania", un désir de proposer autre chose qu'une simple chronologie comme fil rouge, mais cela n'était pas totalement réussi. Aujourd'hui, Jean- Hubert Martin, directeur de musées et commissaire de l'exposition, va beaucoup plus loin. Il propose une mise en scène totalement nouvelle : du jamais vu en France. Ce personnage grimaçant illustre donc bien sa démarche particulière et un peu provocante, à tel point que plusieurs directeurs de musées ont refusé de prêter des œuvres, pas très sympa...
Tisser des liens
En fait, c'est tout simple : on est prié de laisser ses connaissances en Histoire de l'Art au vestiaire et de regardez les œuvres avec ses yeux et son cœur, pas plus, pas moins. Cette présentation regroupe les œuvres, tous siècles et continents confondus, uniquement par leurs affinités formelles ou mentales. En vérité, cela correspond à une tendance actuelle dans le monde des musées : le décloisonnement et la transversalité. Exit la chronologie ou le classement par mouvements artistiques, place à l'émotion et à la surprise provoquée par des rencontres étonnantes. Ce principe muséographique permet de regrouper un masque africain et un tableau ancien sans le moindre problème, c'est même recommandé. Il suffit que deux œuvres se ressemblent ou déclenchent les mêmes sentiments et hop, on les juxtapose.
Une approche transculturelle
Avec ce procédé surprenant, le Grand Palais espère attirer un nouveau public, mais aussi ébaucher l'esquisse du musée de demain. Ce n'est pas un coup d'essai pour le commissaire Jean-Hubert Martin. En 1989, il organise l'exposition "Magicien de la terre" où il ose croiser l'art et l'anthropologie, en exposant 100 artistes du monde entier. En 2000, il dirige le musée Kunstpalast de Düsseldorf et propose des expositions basées sur le principe de transversalité.
Mnémosyne et le travail des yeux
J'entre dans la première salle et je découvre une immense maquette du couple Poirier. Je l'ai déjà vue à la maison de l'architecture de Nantes, lors d'une présentation, dans le cadre du "Voyage à Nantes". C'est une ville imaginaire en forme de cerveau, dont chaque bâtiment correspond à un secteur cérébral. Elle porte le titre de "Mnémosyne", allusion directe aux recherches d'un historien de l'art allemand : Aby Warburg. Il travaillait sur la persistance des formes à travers les siècles et les cultures. Pour lui, l'art est un élément de civilisation et il conseille pour comprendre le monde, de s'intéresser d'abord aux images. D'une certaine façon, il est le père de la transversalité et du décloisonnement artistique. Il a donc bien sa place ici, dans cette exposition audacieuse.
Je lève la tête et découvre un néon de l'artiste Maurizio Nanucci : "Listen to your Eyes". C'est le conseil et le slogan de "Carambolages" : écoutez vos yeux, sachez regardez, ouvrez vos esprits aux découvertes et aux multiples courts circuits temporels. Ce reliquaire suisse n'évoque-t-il pas un masque africain, ou un assemblage d'objets collés de Daniel Spoerri ?
Slalom, plaidoyer et petits écrans
Je slalome le long des travées et découvre cet étonnant crâne indonésien du XIXe siècle. Il est aussi terrifiant que beau. Je me demande s'il ne veut pas m'hypnotiser.
Au dessus, je vois cette œuvre, à base de gants et de crayons de couleur, d'Annette Messager. Je passe de l'une à l'autre et il ne fait aucun doute qu'elles ont un lien de parenté très fort.
Désireux d'être compris, Jean-Hubert Martin précise devant quelques journalistes : "Je pense que les collections de musées seront vides dans vingt ans si on ne fait pas un exercice comme celui-ci... On ne va pas au concert pour apprendre l'histoire de la musique, je ne veux pas qu'on aille au musée pour apprendre l'histoire de l'art". Et pan dans la tête des vieux conservateurs, trop... conservateurs. Mais certains journalistes se demandent si, avec cette formule d'exposition, il n'y pas le risque de perdre tous les repères... La discussion s'anime un peu, preuve que ce concept de présentation ne laisse pas indifférent...
Je poursuis ma visite. Je remarque qu'il n'y a pas de cartel sous les œuvres. Pour connaître l'auteur ou savoir de quoi il s'agit, je dois consulter des petits écrans, sur les côtés. Les œuvres défilent, trop vite pour prendre des notes et trop lentement pour ne pas lasser... Je baisse les yeux quelques secondes, je rate une partie du diaporama et... Je suis obligé de re-visionner toute la série depuis le début, pas si pratique que cela... Mais je continue ma "balade artistique".
Au fond des yeux
Le thème de l'œil et de la vision touche toutes les cultures. Je vois cette miniature sur une tabatière du XVIIIe. J'ai l'impression que cet oeil interrogateur m'appelle. il y a une grande modernité dans cette petite oeuvre, sans prétention.
A côté, un dessin de Charles le Brun (XVIIe) et une "Idole aux yeux", venue de Mésopotamie et datant du VIe siècle. Là encore, les ressemblances sont évidentes. Un peu plus loin, un chef d'œuvre absolu : un dessin d'Albrecht Dürer représentant une tête de cerf percée, au niveau de l'œil, par une flèche. Toujours sur ce thème de la vision, je découvre un tableau très surprenant : une vision de la sainte famille réalisée par une école italienne du XVIe siècle. C’est une toile mystérieuse car le ou les artistes ont inclus deux images que se chevauchent : Photoshop avant l'heure ? Je vois une scène nocturne de ville et une Sainte Famille dans un paysage champêtre. Curieusement, le haut du tableau semble se détacher. Ce décollement symbolise-t-il le choc religieux et mystique de la révélation du Christ ? C'est très possible, plusieurs experts le pensent. Je regarde longtemps ce tableau et je me demande : on est où exactement ? Difficile à dire... Avec cette étrange composition, le peintre désire bousculer notre vision et nos neurones.
Bouillon de cultures
Dans une même vitrine, j'observe plusieurs céramiques : une coupe chinoise, époque Tang, un objet iranien du IXe siècle et un plat français du XVIIIe. Incroyable : les couleurs et le style de décor sont les mêmes. Y-a-t-il une mondialisation de la création ? Explosion immédiate de toute frontière dans mon crâne... De plus, ces trois céramiques me rappellent les peintures de Jackson Pollock. C'est donc vrai : au-delà des siècles et des cultures, des œuvres peuvent tout à fait se ressembler ou provoquer les mêmes pensées. J'en ai la preuve sous les yeux. Un peu plus loin, c'est une peau peinte américaine (XVIIIe) et un masque du Burkina Faso (XXe), qui ont des airs de famille.
Interactivité
Je passe devant un écran qui m'invite à "Carambolez". Je suis prié de retrouver les associations d'œuvres, ou de créer ma propre série, en fonction de mes envies et de mon ressenti. C'est beau la technique. Pas de doute : le Grand Palais tient à se faire une image moderne et à être en accord avec son époque.
Vénus
Je grimpe un large escalier. Au sommet, l'artiste Jean-Jacques Lebel présente, sur quatre écrans, la vision du corps et du sexe de la femme, dans toutes les civilisations et dans tous les siècles. Les images se suivent rapidement, après un morphing. Fascinant comme tous les artistes de tous les pays, rendent le même culte au corps nu féminin, à une ou deux exceptions près...
Voltaire en petite tenue
Je regarde un instant un petit tableau rigolo. Le peintre Jean Huber, artiste suisse, a peint Voltaire en train d'enfiler son pantalon. L'écrivain est sur un pied et tout porte à croire qu'il va tomber dans la seconde qui suit. Huber a vécu auprès de Voltaire, au château de Ferney, pendant une vingtaine d'année. Il a réalisé tellement de portrait du philosophe que cela lui a valu le surnom de : " Huber Voltaire".... Surprise encore avec cet autoportrait de Nicola Van Houbraken. Selon le chercheur Michel Weemans, "Il reprend le genre pictural de la guirlande de fleurs entourant la Vierge à l'enfant". Mais cette fois-ci l'artiste se couronne lui-même et semble surgir du cadre : étonnant.
Humour et paillardise
L'humour n'est pas une nouveauté. Ce diptyque, qui peut se clore, le prouve. "Laisse ce panneau fermé, sinon tu seras fâché contre moi. Ce ne sera pas de ma faute car je t'avais prévenu. Et plus nous voudrons te mettre en garde, plus tu auras envie de sauter par la fenêtre" prévient un texte. Cette œuvre se situe dans l'état d'esprit flamand du XVIe : facétieux, provocateur et volontiers paillard. En contemplant ces panneaux, je pense à Rabelais ou à Jérôme Bosch. Rien ne nous sera épargné sur ce beau diptyque aux formes rebondies... En fait, il se découvre en trois temps, comme une série télé. Et un...
Et deux..
Et trois...
Terrible rapprochement
Mes surprises ne sont pas finies. En 2008, l'artiste Gloria Friedmann a l'étrange idée de regrouper trois tableaux de trois personnages hautement, et parfois tristement, célèbres. Ce rassemblement est considéré comme un œuvre en soi. Il est là, devant moi : une toile champêtre et sans grand intérêt d'Adolf Hitler, un tableau d'Eisenhower et un de Churchill. Mais le plus stupéfiant est que tous trois peignent des arbres, avec le même côté bucolique, voir la même naïveté. Cette œuvre de Gloria Friedmann est extrêmement dérangeante... Mais c'est bien le but de cette artiste...
Coupe-coupe
Allez, je continue ma visite. Je passe devant un taille-haie vertical du sculpteur Bertrand Lavier, qui ressemble trait pour trait, à une épée océanienne (îles Kiribati).
Curiosités
L'innovation tient une grande place chez les artistes. Cette femme de dos de Jacques- Fabien d'Agoty, fait partie d'un traité médical représentant les muscles et l'anatomie humaine. Les muscles sont écartés et ressemblent à deux ailes. Cette toile a séduit les surréalistes, André Breton la surnomme " L'ange anatomique".
A côté, je vois cet homme-paon de Louis Antoine de Gontaut. Un portait à charge ? Une remise en cause de la noblesse ? C'est probable, et Milan Garcin, jeune historienne de l'art, précise : "Cette œuvre est inédite par son iconographie et tout à fait surprenante pour son temps". Le duc de Biron, représenté sur cette toile, avait la réputation de ne pas se prendre pour rien, avec ce tableau il est servi...
Les œuvres choisies et réunies par Jean-Hubert Martin suffisent-elles pour faire une exposition à succès. Je le crois. Mais c'est l'avenir qui le dira... Visiter en ne faisant confiance qu'à ses yeux, a finalement quelque chose de troublant. De plus, quelques rassemblements d'œuvres, uniquement formels, me semblent un peu trop faciles. Tiens voilà des mains... Tiens voilà des pieds... Vous aimerez ou vous détesterez cette présentation, mais il ne faut pas rater cette exposition-collage, d'un nouveau type en France.
A une époque où tout le monde se referme sur lui-même et où le communautarisme semble gagner du terrain chaque jour, faire valser les frontières et jongler avec les siècles ne fait pas de mal. Pouvoir accéder à l'art sans passer par la connaissance : le nouveau pari risqué du Grand Palais. D'une certaine façon, c'est une exposition complètement Internet puisque je suis passé sans cesse d'un lien à un autre... Est-ce que l'Histoire de l'Art se goûte ou est-ce qu'elle s'explique : telle est la question...
Grand Palais
Ouvert tous les jours de 10h à 20h, nocturne le mercredi jusqu'à 22h.
Fermé le mardi.
Entrée : 13,00 euros / TR : 9,00 euros
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