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Channel: Art – Le blog de Thierry Hay
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L'artiste Alighiero Boetti, maître du jeu à la galerie Tornabuoni Art

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La galerie Tornabuoni Art présente jusqu'au 8 avril 2017, une rétrospective de l'artiste italien Alighiero Boetti. Ce créateur a conçu toute sa vie une oeuvre ludique, mathématique et poétique dans laquelle couleurs et lettres tiennent une place très importante. Son travail a influencé de nombreux jeunes artistes contemporains.

En 1967, un critique d'art italien, qualifie "d'Arte Povera", un groupe de jeunes artistes italiens désireux de couper avec tous les acquis de la culture, et de faire leur révolution esthétique et sociale. Ce sont les jeunes stars de l'art conceptuel. Alighiero Boetti en a fait parti, surtout pour des raisons politiques, mais cette étiquette d'Arte Povera, lui a collé à la peau. C'est dommage et réducteur, car son œuvre va bien au-delà. En réalité, Boetti n'est resté que trois années avec Arte Povera", il a vite pris ses distances pour construite une œuvre à part, inventive et harmonieuse.

Le joueur

Boetti joue avec tout : lui-même, les matières, les médias, les frontières, le cosmos, et même le processus de création. Cet homme impatient adore concevoir le canevas général d'une œuvre et laisser quelqu'un d'autre la réaliser, ouvrant ainsi un petit espace à l'inconnu... Ce joueur artistique, arrive ainsi à proposer une vision poétique du monde. La galerie Tornabuoni Art présente en France, au Royaume Uni, en Suisse et en Angleterre occupe désormais l'espace Passage de Retz et expose de nombreuses œuvres de Boetti, ce qui est rare en France. Mis à part ses cartes géographiques, je ne connais pas, dans le détail, le parcours créatif de Boetti. J'ai donc demandé à la galeriste de Tonabuoniart, de me guider, lors de cette visite.

Havre de paix

Je suis accueilli par un large sourire et un bel accent italien, qui s'accorde à la perfection avec le soleil qui illumine Paris ce jour là. le nouveau lieu d'exposition de Tornabuoni Art se situe dans une petite rue du Marais. Je passe un grand porche et découvre un véritable havre de paix.

Vue extérieure de la galerie Tornabuoni Art, passage de Retz, 2017. Photo Thierry Hay

Vue extérieure de la galerie Tornabuoni Art, passage de Retz, 2017. Photo Thierry Hay

Le poids des étiquettes et les pixaçaos

Alighiero Boetti est un artiste autodidacte, né en 1940, à Turin et mort à Rome en 1994. Je découvre ses première créations, sur papier. A ses débuts, l'artiste dessine à l'encre de Chine, des éléments de moteurs ou des caméras, des micros, des appareils photo qui fixent l'observateur. Voulait-il, déjà à l'époque, nous mettre en garde contre l'omniprésence des médias ou souligner que ces outils permettent de créer des doubles ? Probablement les deux... Je découvre une grande encre qui me rappelle à la fois un jeu de dominos et les premiers Pixaçaos, les graffitis des jeunes gangs brésiliens, que les gamins peignaient en haut des immeubles, pour se laisser des messages. Ce sont les ancêtres du Street art actuel. Mais je reviens à Boetti. Face à moi, une petite photo représentant deux fois l'artiste debout, mais la coiffure n'est pas la même. C'est un photomontage. Boetti s'invente donc une sorte de jumeau et crée le trouble. Cette notion de dualité, de dédoublement est très importante dans son œuvre. Et pour l'affirmer encore plus, il signe : Alighiero e Boetti, l'homme intime d'un côté, le personnage social de l'autre, l'artiste et le père de famille, le monde de l'ordre et l'univers du désordre. Décidément, Boetti est un homme étrange.

Alighiero Boetti lors du vernissage de la première exposition "Mappa", 1971. Courtesy galerie Franco Toselli, Milan / Tornabuoni Art

Alighiero Boetti lors du vernissage de la première exposition "Mappa", 1971. Courtesy galerie Franco Toselli, Milan / Tornabuoni Art

Le roi stylo

Les murs sont plus blanc que blanc, comme disait Coluche. Je me retrouve face une immense toile, avec deux parties bien distinctes. Mais le plus incroyable est qu'elle a été réalisée au stylo à bille. Boetti a pris un grand plaisir à utiliser un outil non noble. Là encore, il utilise la sous-traitance artistique. Ce sont ses assistants qui réalisent l'œuvre. Le côté droit, très construit, très précis, a été réalisé par un homme et l'autre partie, plus douce, par une femme. Je note les petites virgules blanches, chacune correspond à une lettre. L'alphabet, dans la partie supérieure, le prouve. L'ensemble constitue le slogan suivant : "Mettre au monde le monde", belle phrase... Je m'approche, c'est une multitude de petits traits de stylo à bille : incroyable.

Alighiero Boetti : Mettre le monde au monde, 1972-73. Stylo bille sur papier marouflé. 160 cm x 347. Courtesy Tornabuoni Art

Alighiero Boetti : Mettre le monde au monde, 1972-73. Stylo bille sur papier marouflé. 160 cm x 347. Courtesy Tornabuoni Art

Autoportrait

Boetti aime bien mettre en avant ce qui semble dérisoire aux autres. Il veille aussi à faire valser les frontières. Chez lui, jusqu'à sa mort, il crée une œuvre "work in progress". C’est un assemblage inattendu de plusieurs dessins, collages, objets, tous encadrés. Cette présentation évolue sans cesse, selon son envie. Je vois des photos de vacances, des dessins de sa fille, une poche de vêtement, des timbres etc. Avec ce travail, il laisse une trace de sa vie, il faut donc le voir comme un véritable autoportrait, avec lequel on a presque envie de s'amuser, comme un jeu vidéo. "Je pense que je fais des œuvres que tout le monde pourrait faire. Et puis bizarrement personne les fait... Et c'est ça qui me plaît le plus. Peut-être que la différence c'est que personne ne prête attention à ces choses", précisait l'artiste... Boetti a donc l'intention de nous apprendre à voir et à jouer, et cela est capital pour comprendre son œuvre.

Alighiero Boetti : 1972-93, techniques mixtes, dimensions variables. Vue de l'exposition chez Tornabuoni Art, Londres, 2016. Courtesy Tornabuoni Art

Alighiero Boetti : 1972-93, techniques mixtes, dimensions variables. Vue de l'exposition chez Tornabuoni Art, Londres, 2016. Courtesy Tornabuoni Art

L'amour et les travaux postaux

Deux grandes vitrines sont placées à côté l'une de l'autre, la première contient une multitude d'enveloppes, la seconde de nombreux messages d'amour adressés à une femme qui a beaucoup comptée dans sa vie : Catarina Fossati. Mais la encore Boetti s'est amusé. Chaque enveloppe a été envoyée avec un emplacement différent de timbres colorés, créant ainsi une évolution et une sorte de dessin abstrait. Si une enveloppe n'était pas arrivée, l'artiste aurait été contraint de refaire toute la série... Boetti, maître du jeu, a souvent utilisé les timbres, symboles de voyages et de dépassement des frontières. Ah oui, j'oubliais : les enveloppes sont écrites de la main droite et les lettres d'amour de la main gauche, toujours d'un côté l'homme public et de l'autre l'être intime, qui aime, qui veut exister et qui le dit, à sa façon.

Kaboul et ses femmes

Catarina Fossati n'est pas le seul amour de l'artiste. Un pays est très cher à son cœur : l'Afghanistan. Lors d'un voyage en 1971, il tombe sous le charme de ce pays beau et rude à la fois. Il découvre l'artisanat local. Il décide de créer des cartes du monde, chacune d'elles offrant une vision géopolitique du monde à un instant T. Ces tableaux-tapis, réalisés avec du fil de coton, Boetti les confie à des femmes afghanes, expertes en broderie. J'apprends que l'artiste devait avoir un correspondant masculin pour communiquer avec ses petites mains féminines... Il veillait également à ce qu'aucun enfant ne travaille sur son œuvre. Mais il laissait une certaine liberté à ces travailleuses, c'est pourquoi on peut voir parfois un océan rose ou une phrase en arabe dans la partie inférieure du tapis d'art. La taille de l'Afrique ou de l'Europe varie en fonction de son importance politique, au moment de la conception. Boetti fait réaliser, entre 1989 et 1994, plus de 150 cartes aux couleurs chatoyantes.

Vue de la rétrospective d'Alberto Alighieri (Mappa, 1989-94), chez Tornabuoni Art, passage de Retz, Paris, 2017. Courtesy Tornabuoni Art

Vue de la rétrospective d'Alberto Alighieri (Mappa, 1989-94),broderie sur toile,Tornabuoni Art, passage de Retz, Paris, 2017. Courtesy Tornabuoni Art

Je reste longtemps devant celle ci, c'est une photo émotionnelle et politique du monde. Quand les russes envahissent l'Afghanistan (1979) , les brodeuses s'enfuient au Pakistan, mais elles continuent à collaborer avec l'artiste. Il y a aussi une portée politique dans la démarche de Boetti : en faisant travailler ces femmes, oubliées de tous et parfois maltraitées, le créateur réussit à leur donner un véritable rôle dans l'art contemporain, une petite revanche pour elles...

Alighiero Boetti : Mappa, 1989-94, broderie sur toile, 254 cm x 588. Courtesy Tornabuoni Art

Alighiero Boetti : Mappa, 1989-94, broderie sur toile, 254 cm x 588. Courtesy Tornabuoni Art

La trace

Alighiero Boetti (ou plutôt Alighiero e Boetti), est obsédé par les médias. Il acquiert un grand nombres de magazines. Il les assemble, parterre, dans son appartement. Il mélange journaux grand public et magazines de news. Il choisit de nombreuses couvertures, uniquement en fonction de leur iconographie, puis il demande à ses assistants de les dessiner au crayon. En faisant cela, il place dans la lumière, des magazines que tout le monde jette après lecture. Toute cette presse date de 1984, chaque panneau représente un mois. Encore une fois, Alighiero Boetti laisse une trace et bouleverse les codes : exit les couleurs agressives de la presse mondiale.

Alighiero Boetti : Anno 1984, 1984. Graphite sur papier, sur toile. 12 éléments de 100 cm x 150 chacun. Courtesy Tornabuoni Art

Alighiero Boetti : Anno 1984, 1984. Graphite sur papier, sur toile. 12 éléments de 100 cm x 150 chacun. Courtesy Tornabuoni Art

Silhouettes

Une fois les couvertures de magazines arrachées, l'artiste s'occupe des pages intérieures. Il découpe une multitude de silhouettes et d'objets. il décide de faire un gigantesque puzzle. Il confie ce travail à ses collaboratrices afghanes. Il ne leur donne qu'une règle, ne jamais coller deux éléments de la même couleur. Mais selon la mentalité musulmane afghane, qu'il connait bien car il a tenu un hôtel à Kaboul pendant un an, la perfection ne peut venir que de Dieu, l'Homme n'a pas à le concurrencer, alors il laisse une erreur au  milieu du tapis-tableau : deux éléments jaunes qui se touchent... J'admire ce formidable travaille, ça grouille de partout ! Je suis frappé par l'harmonie des couleurs. La galeriste,Francesca Piccolboni , me signale que cette oeuvre appartient à la série des "Tuttos". Dernier détail, qui a son importance, ce gigantesque puzzle brodé peut être accroché dans n'importe quel sens. Encore le jeu...

 

Alighiero Boetti : Tutto, 1992-94, broderie sur tissus, 255 cm x 595 cm. Courtesy Tornabuoni Art

Alighiero Boetti : Tutto, 1992-94, broderie sur tissus, 255 cm x 595 cm. Courtesy Tornabuoni Art

 

Décollage

Allongé sur le sol, Boetti adorait regarder le ciel bleu d'Italie, barré parfois par la trace d'un avion. Les aéronefs sont très présents dans son œuvre. L'avion, l'outil qui permet de survoler et de dépasser de nombreuses frontières... Mais c'est aussi une arme de guerre...

Alphabet

Je grimpe un escalier en colimaçon à la forme inattendue, pour découvrir la suite de cette belle exposition. Dans les années 80, Boetti connait une période difficile : il perd sa mère, sa femme demande le divorce et il ne peut plus aller en Afghanistan, à cause des russes. J'aperçois une grande tête sur papier, ornée d'écritures et de silhouettes de petits singes. Quelques mètres plus loin, je repère une autre série, très importante dans le parcours créatif de Boetti : les alphabets. Ce sont des panneaux recouverts de lettres colorés. Pour certaines, elles forment des phrases et peuvent être lues en vertical, en horizontal et même en diagonale (encore le jeu...). Je me rapproche d'une œuvre, ma guide italienne me traduit quelques phrases : "Rien à voir, rien à cacher", "Pour de nouveaux désirs", "Signes et dessins", etc. Chaque alphabet est ultra décoratif, en voici un exemple :

Aligjiero Boetti : Peshawar, Pakistan, 1988. Broderie sur toile, 41cm x 42. Courtesy Tornabuoni Art

Aligjiero Boetti : Peshawar, Pakistan, 1988. Broderie sur toile, 41cm x 42. Courtesy Tornabuoni Art

Blanc

Je découvre une œuvre rare chez Boetti, un grand alphabet monochrome blanc, difficilement lisible (au centre à droite de l'image ci-dessus). L'exposition se termine par quelques alphabets colorés, très réussis. Je ne suis pas un spécialiste de l'art conceptuel, mais j'ai pris un réel plaisir à voir ces travaux artistiques, plein d'intelligence, d'ouverture d'esprit, de douce provocation, de surprises techniques et de poésie.

Vue de l'exposition Alighiero Boetti chez Tornabuoni Art, Paris, 2017

Vue de l'exposition Alighiero Boetti chez Tornabuoni Art, Paris, 2017

En 2010-2011 Boetti a eu deux grandes rétrospectives, à la Tate de Londres et au Moma de New York. Cet artiste a toujours, sans relâche, cherché un peu de poésie dans notre monde. Il a aussi, très fréquemment, jonglé avec les contradictions. D'une certaine façon, il nous a réappris à voir. "Je suis un créateur de règles. Et puis grâce à ces règles, ces jeux, ces mécanismes, je peux jouer ou faire jouer les autres", disait Alighiero Boetti. On ne saurait mieux résumer l'ensemble de son travail.

PS : A propos de jeu, sachez que l'hôtel de Retz, dans les années 50, fut acquis par un l'ingénieur chimique et fabricant de... Jouets, I.B Frydman, ça ne s'invente pas... Et maintenant, c'est à vous de jouer.

Tornabuoni Art : 9 rue Charlot, 75003 Paris.

Ouverture de 10h30 à 18h30 sauf dimanche et lundi

 


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