Le musée de l'Orangerie présente du 5 avril au 21 août 2017, une sélection de chefs d'oeuvre du Bridgestone Museum of Art - Ishibashi Foundation. Ce parcours met à l'honneur des créations allant du pré-impressionnisme à l'abstraction occidentale et orientale d'après guerre. Paris est la seule capitale mondiale à profiter de cette exposition rare. Cette présentation illustre l'influence de l'art français sur les artistes japonais, et vice versa. Visite.
Succès et bon goût
On le sait peu, mais beaucoup des chefs d’œuvre de la peinture française impressionniste sont conservés au Japon. La grande expansion économique que connut le Japon à la fin du XIXe siècle, début du XXe favorisa l’émergence de collectionneurs nippons, hommes politiques, banquiers ou hommes d'affaires. Mais un homme fortuné compte plus que les autres : Shôjirô Ishibashi. En 1907, il récupère le petit atelier textile familial et invente la chaussette avec gros orteil séparé : le succès est immédiat. Il se spécialise alors dans la fabrication de semelles en caoutchouc. Conscient des progrès rapides de l’industrie automobile, il se lance dans la fabrication de pneus. Il appelle alors son entreprise Bridgestone, un jeu de mot à partir de son nom de famille : Ishi signifiant pierre et Bashi, pont. Ce sera donc Bridgestone... Un peu d’humour nippon ne fait pas de mal... Mais monsieur Shôjirô Ishibashi, très riche, est surtout un être à l’esprit ouvert. Il devient un formidable collectionneur, amoureux des impressionnistes et de la peinture française.
Musée et dynastie
En 1950, Shôjirô Ishibashi se rend, pour ses affaires, dans plusieurs grandes villes américaines. Il en profite pour visiter les musées et découvre le Moma à New York : un bâtiment moderne en plein cœur de la ville. Deux ans plus tard, Ishiro construit un musée au premier étage de son entreprise, en plein centre de Tokyo. C’est la seule occasion pour les tokyoïtes de découvrir la peinture occidentale : un grand changement. Petit à petit, avec un œil toujours aussi avisé, Shôjirô agrandit sa collection. A sa mort, son fils Kan’ichiro Ishibashi et son petit-fils Hiroshi Ishibashi continuent son action. Le musée Bridgestone compte aujourd’hui plus de 2600 œuvres. Le musée de l’Orangerie en présente une sélection. C’est l’occasion de voir des tableaux jamais vus depuis 1962, date à laquelle une partie de la collection a été montrée, dans le Musée national d’art moderne de Paris (exposition : « La peinture française de Corot à Braque dans la collection Ishibashi deTokyo »). Depuis : rien, alors une visite s’impose, d'autant qu'il y a longtemps que ne suis pas allé au musée de l'Orangerie.
Découverte du Yôga
A cause d’un petit problème dans le métro, j’arrive en retard pour le vernissage presse, mais je suis tout de même accueilli par de larges sourires : sympa. Je découvre que le self made man Ishibashi, commence par s’intéresser à une peinture totalement méconnue en France : l’art Yôga. En fait, il s’agit de peintres japonais très influencés par la peinture occidentale et qui utilisent la technique de la peinture à l’huile. Dès 1920, Shôjirô Ishibashi commence à acheter ces œuvres. L’exposition présente plusieurs belles toiles de Shigeru Aoki. J’observe aussi une nature morte de Foujita et un tableau qui pourrait être espagnol, ou italien. En réalité, il est l’œuvre de Takeji Fujishima : Eventail noir. Une jeune femme aux yeux bleus, type européen, agite son éventail. Cette oeuvre se résume à une succession de touches larges. La femme se détache sur un fond gris très nuancé. Ce tableau fut classé « patrimoine culturel d’importance », en 1969, par le gouvernement japonais.
Douceur et précision
Beaucoup d’œuvres étant extrêmement colorées, l’architecte-scénographe Cécile Degos, a opté pour des murs et un sol gris, un peu classique mais il était difficile de faire autrement. Je passe dans la salle suivante. Je suis face à une belle toile de Caillebotte, acquise en 2011, par le musée Bridgestone. Caillebote est un ami de Monet dont il était le mécène, et comme lui, il avait la passion du jadinage. Sur cette huile, un homme joue au piano, je remarque la délicatesse avec laquelle les voilages sont peints et la douceur de la lumière. Dans tout le tableau, ce sont les touches de couleur blanche qui éclairent la composition. Je note aussi la grande modernité de la composition, avec ce coin de piano au premier plan, dont l'utilité est aussi de renforcer la profondeur de champ.
Fillette et dentelles
Balthus a-t-il vu cette toile de Renoir ? Je suis toujours un peu gêné quand Renoir peint des gamines, qui ressemblent à de vraies femmes, et en prennent parfois les attitudes et les accessoires de mode. Mais je dois dire que je suis face à un chef d’œuvre. Les couleurs et la lumière vibrent comme si elles étaient ivres de soleil. La fillette joufflue à la peau blanche, semble un peu perdue sur une grande chaise, elle est très fière de poser et d’afficher sa robe à dentelles et son collier rouge. Le peintre a souligné sa bouche rouge, ses cheveux sont de la même couleur que la commode derrière. Cela donne une grande cohésion et une immense douceur au tableau. Au sol, le tapis est presque psychédélique. En réalité, tout bouge dans ce tableau.
Amour réciproque
Claude Monet ne s’est jamais rendu au Japon, mais son art est totalement japonisant : culte de la nature, douceur, simplicité, jeux d’eau. Le maître de l’impressionnisme a considérablement fortifié le pont existant entre art japonais et création française. Pas étonnant que la famille Ishibashi y soit très sensible. Monet aurait découvert ses premières estampes japonaises dès l’âge de 16 ans. Aujourd’hui, quand il y a une exposition sur l’impressionnisme au Japon, on dépasse facilement le million de visiteurs. Il y a bien un lien étroit entre l’âme japonaise et le regard que Monet pose sur la nature. J’admire cette belle toile, d’une très grande modernité. Ces nymphéas sont d’étranges "flammes" de mélancolie et de douceur, c’est un régal pour les yeux.
Manet debout
Un autoportrait de Manet, c’est rare, et bien j’en vois un. Manet se tient debout, les mains sur les hanches et le regard fixe. On dirait presque un lutteur. Le peintre joue avec de nombreuses nuances de marron et de gris, les trais verticaux de son pantalon s’opposent aux lignes obliques du fond. C’est un mélange subtil de force et de douceur.
Japonisme
Un peu plus loin, mon regard est attiré par une étrange nature morte de Gauguin. Fait rare, le peintre a utilisé la technique du pointillisme. De plus, cette œuvre est très japonisante, même si le petit personnage à gauche est chinois. Mais les éventails, eux, sont japonais. Je suis un peu surpris par cette toile signée Gauguin.
Grisaille et montagne bleue
Je ne suis pas au bout de mes surprises, je découvre un tableau noir et blanc d’Henri de Toulouse Lautrec, une « grisaille » achetée en 2009, par le musée Brdigestone. Et quelques mètres plus loin, encore une autre surprise : deux magnifiques Cézanne, dont cette « Montagne Sainte Victoire ». Beaucoup de Japonais ont découvert la peinture française et l’impressionnisme grâce à ce tableau. Les arbres se limitent à des touches de peinture, la montagne et le château sont extrêmement structurés et le bleu du ciel valse avec le vert de la végétation : total respect. A la vue de cette toile, les Nippons ont-ils pensé à leur mont Fuji ? Possible...
Nudité, cheval et nature morte
Je passe devant une élégante sculpture de nu d’Ossap Zadkine et plusieurs Picasso dont un petit tableau représentant un cheval blessé, dont la tête m’évoque le fameux cheval de Guernica. Tiens, un Soutine, et une œuvre majeure de Matisse : « nature morte symphonie en rouge ».
Traces sensibles
J’arrive dans la dernière salle et me retrouve face à un Hans Hartung, parmi les plus beaux que j’ai jamais vus. Il se résume à deux couleurs, un bleu intense dans sa partie inférieure et un fond marron. L’artiste a creusé des lignes dans la couche supérieure de la peinture, laissant ainsi des traces sensibles qui donnent toute sa légèreté à cette œuvre : sublime. Après l’Impressionnisme, l’art abstrait est lui aussi l’occasion de faire des comparaisons entre art japonais et création occidentale. Kazuo Shiraga, très connu au pays du Soleil Levant, est un artiste que je vous conseille. Décédé en 2008, il réalise ses tableaux en pratiquant une étrange danse de mouvements pendulaires. Mais le résultat est surprenant et saisissant. Il peint de grands tableaux abstraits, pleins de spiritualité et de force. J’admire cette œuvre rouge, avec dans son centre, une large trace multicolore : j'adore.
Perles d’Asie et d’Occident
A côté, je découvre un belle toile de Soulages et un très beau Zao Wou-Ki, de couleur bleu. Né en 1920 et mort en 2013, Zao Wou-Ki est considéré comme la star de l’abstraction lyrique. Le musée Bridgestone compte 16 Zao Wou Ki . Je pourrais également citer un toubadour de Chirico, Fautrier et bien d’autres. Cette collection est assez incroyable. Chaque pièce présentée, à l’Orangerie, est un chef d’œuvre.
Ponts et émotions
Shôjirô Ishibashi fit don de la majeure partie de ses trésors picturaux à la Fondation Ishibashi, créée en 1956. Je suis ravi d’avoir vu cette collection, preuve du goût pour l’art occidental et notamment français, d’une dynastie industrielle japonaise. Cette présentation, au Musée de l’Orangerie, symbolise les ponts qui peuvent exister entre la culture nipponne et française. La passion pour l’art n’a pas de frontière et l’aventure initiée par Shôjirô Ishibashi continuent. J’ai été très heureux de découvrir tous ces tableaux dont chacun est l’illustration d’une quête de sens et d’exigence. " Avec l’admiration que j’ai pour l’art japonais, je me demande s’il y a vraiment utilité à montrer là-bas mes pauvres tentatives "disait Claude Monet. Les artistes sont comme les autres, ils peuvent se tromper...
Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, 75001 Paris
De 9h à 18h tous les jours sauf le mardi
Entrée : 9 euros / TR : 6,5