Vingt ans après la rétrospective organisée à Paris, le Centre Pompidou-Metz présente, jusqu'au 30 octobre 2017, une grande exposition consacrée à une personnalité hors de commun et à un grand nom de l'avant garde : Fernand Léger. Cet homme, à l'air bourru, a cotoyé de nombreux artistes célèbres. Il n'avait qu'un but : faire entrer l'art dans la vie quotidienne. Il n'a jamais cessé de célébrer le progrès technique. 70 oeuvres, pour certaines rarement présentées, pour le vérifier.
C’est vrai, Fernand Léger était très engagé politiquement, du côté du parti communiste. Mais ce choix politique a eu pour conséquence de le réduire au statut de peintre des ouvriers et des usines. Et certains, pour raison idéologique, sont allées jusqu’à bouder cet artiste. En réalité, Fernand Léger mérite mieux que cela, il est l’illustrateur de la modernité, au sens large. Il a mis en images les importantes mutations de son époque et ses compositions ne manquent pas d’audace. Dans ses tableaux, les personnages et le fond se complètent et s’associent souvent de façon surprenante. En fait, je crois qu'il est un artiste beaucoup plus important qu’on ne le dit souvent, le fondre dans un mouvement politique ou vouloir le classer dans une catégorie précise, est trop réducteur. Le Centre Pompidou-Metz a donc une bonne idée de sortir ce créateur de l’ombre et de lui redonner toute sa grandeur.
L’amour de la modernité
« Le beau est partout, dans l’ordre d’une batterie de casseroles, sur le mur blanc d’une cuisine, aussi bien que dans un musée », écrit Léger en 1923. Pour Ariane Coulondre, commissaire de l’exposition et conservatrice au Centre Pompidou « la formule de Fernand Léger résonne comme un hymne à la liberté du regard, refusant tout académisme du goût et toute hiérarchie constituée entre les Beaux-Arts et le quotidien. L’artiste fait le constat de la puissance esthétique de la vie moderne, trépidante et colorée », voilà une première précision importante. Mais au fait : qui était ce peintre visionnaire ?
Un créateur voyageur
Fernand Léger est né le 4 février 1881, à Argentan, en Normandie. Après avoir été apprenti chez un architecte de Caen, il s’installe à Paris en 1900 et devient assistant photographe. Trois ans plus tard, il est admis à l’Ecole des Arts décoratifs, mais refusé aux Beaux-Arts. Il commence par peindre des œuvres pseudo impressionnistes. Il les détruira totalement. Il découvre l’œuvre de Cézanne, peintre aux compositions très structurées, très architecturées. En 1908, il travaille dans les ateliers de la célèbre Ruche, à Montparnasse, et fréquente Robert Delaunay, Marc Chagall, Chaïm Soutine. En 1911, il expose sa première toile au salon des Indépendants (La Noce). Un critique de l’époque le qualifie de «tubiste». Lors de la guerre de 1914, il devient brancardier. Blessé, il est réformé. Après la Grande Guerre, il rencontre Le Corbusier et découvre l’œuvre de Piet Mondrian. Avec Dudley Murphy, il réalise le film «Ballet mécanique». En 1936, il collabore aux activités de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR). Il réalise les costumes et les décors d’un ballet de Serge Lifar (David triomphant). Deux ans plus tard, il part aux Etats-Unis où il réalise des fresques pour l’appartement de Rockefeller, à New York. En 1940, il se réfugie en Normandie, puis il fuit la France pour un nouveau voyage aux USA. Il enseigne au Mills College (Californie) et participe à l’exposition «Artists in exile» chez Pierre Matisse. 1945, il adhère au parti communiste français, depuis New York. Première rétrospective, en 1949, au Musée national d’art moderne de Paris. Il s’installe à Biot où il réalise ses premières céramiques, il illustre également la grande salle de l’ONU, à New York. Il crée des vitraux en Suisse et au Venezuela. En 1955, il séjourne à Prague pour le Congrès des Sokols. Il décède, à Gif-sur-Yvette, le 17 août, de la même année. Ce peintre voyageur a donc eu une vie bien remplie... Léger était un homme fasciné par les mutations architecturales et par la vitesse des automobiles, et cela se voit dans son art. Toute sa vie, il a entretenu des liens avec les cinéastes, les photographes, les metteurs en scène, les poètes, les architectes, les musiciens, et tout cela, année après année, a nourri son œuvre.
Tentative cubiste
Voici le tableau de jeunesse, qui a fait sensation et en a choqué beaucoup : La Noce. J’y vois déjà quelques spécialités du peintre : goût du contraste, des oppositions, mélange d’abstraction et de figuration, imbrication des formes et, dans cette toile, une tentative de cubisme, dans la lignée de Picasso.
Pantins métalliques
C’est encore plus visible dans cette « partie de carte », une œuvre des années de guerre (14-18). Le casque, à droite indique la période du conflit. Quand Léger peint cette toile, il est revenu du front et recommence une vie normale. Mais il se souvient des tranchées et des corps déchiquetés. Les bras ressemblent à des tubes métalliques et cela préfigure ses recherches esthétiques à venir, sur le monde industriel. Le fond de la toile est divisé en zones géométriques, qui me rappellent Cézanne, même si le sujet principal de l’œuvre est bien sûr : l’horreur de la guerre.
Industrialisation
En 1922, Léger écrit à son marchand Léonce Rosenberg : «J’aime les formes imposées par l’industrie moderne, je m’en sers, les aciers aux mille reflets colorés plus subtils et plus fermes que les sujets dits classiques». Cette toile, avec son assemblage complexe de courbes et de lignes le prouve. Léger a construit sa propre machine industrielle. Ce travail est une bonne illustration de sa période dite mécanique (1917-1925).
Imprimerie et publicité
Je retrouve le même esprit dans ce tableau : «Le typographe». Fernand Léger a l’habitude de fréquenter les ateliers d’imprimerie, ils lui inspirent une série sur les typographes, dont cette œuvre fait partie. Elle représente un ouvrier assis de dos, avec au centre de la toile une feuille rouge sur laquelle on reconnait la lettre R. Cette lettre est un clin d’œil aux innovations en matière d’illustration des livres d’avant-garde, qui intéressent beaucoup Léger. De plus, l’artiste observe souvent les grandes enseignes lumineuses publicitaires. On retrouve tout cela dans cette œuvre, qui est à elle toute seule, une... ville.
La révélation du cinéma
Fernand Léger a une véritable fascination pour le cinéma. Pour lui, c’est avant tout l’art de la modernité. Il découvre le 7e art, lors d’une permission en 1916, en compagnie de Guillaume Apollinaire et Max Jacob. Certains experts affirment que Fernand léger a failli abandonner la peinture pour le cinéma, mais là, le débat est ouvert... Toujours est-il que l’artiste reçoit un choc, lorsqu’il voit Charlot et sa démarche mécanique sur grand écran. Il dessine plusieurs fois Charlot et, dans les années 20, il écrit le scénario d’un dessin animé intitulé «Charlot cubiste». Il conçoit également quelques illustrations de ce Charlot, qu’il veut désarticulé et coloré. Le dessin animé ne se fera pas, mais Léger s’en servira dans le générique de son film « Ballet mécanique », en 1924.
Poésie et mécanique
« Ballet mécanique » est un film expérimental, une succession d’images d’objets hétéroclites : casserole, visage, piston, chapeau etc. Ici encore, on retrouve son goût pour la fragmentation et la vitesse, pour un monde qui ose se tourner résolument vers la modernité, sans oublier la force de la poésie.
Pellicule
En réalité, Léger se sert des méthodes du cinéma, dans ses peintures. Ici, je vois une tête en gros plan, et les différentes images sont disposées à la manière d’une pellicule de cinéma. Ici encore, le peintre rend hommage aux objets : cuillères, chapeaux, bouteilles, machine à écrire.
Corps et mouvements
Fernand Léger associe les corps humains aux objets de la modernité, d’autant qu’il adore aller voir un spectacle de danse ou de cirque. Le corps en mouvement le fascine. Il conçoit des décors, des costumes et participe à une dizaine de créations. Ami de la grande famille du cirque, les Fratellini, il admire la forme circulaire de la piste et la souplesse des artistes. Il s’en souvient encore lorsqu’il peint, en 1944, cette toile. Ici, les corps se transforment en formes abstraites et tout est mouvement. Je me demande si Keth Haring a vu ce tableau, il y a plus d'un point commun entre ces deux artistes.
Architecture
Léger a commencé comme apprenti-architecte, il adore les colonnes qui rappelle les tubes de l’industrie, les fenêtres qui sont d’abord une forme géométrique, et les murs qui peuvent accueillir la couleur et donner du rythme aux villes. En 1925, Le Corbusier l’invite dans le Pavillon de l’Esprit nouveau, construit pour l’Exposition des arts décoratifs. Léger y accroche cette toile, un hommage à l’architecture.
La peinture dans l’espace
Vers 1950, à Biot, Léger s’essaye à la céramique. En réalité il veut donner du relief à sa peinture. Il utilise souvent des motifs de fleurs ou de fruits. Cette fleur polychrome est peinte sur les deux faces. Elle fleure bon la bonne humeur, c'est un soleil à elle toute seule.
Hommage aux ouvriers
Avec le temps, Léger affirme de plus en plus ses idées politiques dans ses toiles. Dès 1936, il écrit : « Libérer les masses populaires, leur donner une possibilité de penser, de voir, de se cultiver. La classe populaire a droit à tout cela. Elle a droit sur ses murs à des peintures murales, signées des meilleurs artistes modernes ». Cette toile est l’aboutissement d’une série consacrée à la classe ouvrière, celle qui œuvre sur les chantiers et dans les usines. Elle illustre aussi la reconstruction de l’après- guerre. Plus réaliste que ses travaux précédents, elle témoigne de l’envie de Léger de s’inscrire dans la tradition de la grande peinture. Mais, avec Léger, les angelots et les saints sont remplacés par des ouvriers et les architectures d’églises, par des structures métalliques. Léger réinvente la peinture classique, à sa façon.
Congés payés
Dans cette très belle toile, réalisée deux ans avant sa mort, le peintre évoque les premiers congés payés de 1936, après les luttes sociales du Front populaire. Dans une ambiance, qui rappelle les films de Jean Renoir, l’artiste peint une famille au bord de la mer. Pour illustrer la force du rêve devenu réalité, la végétation évoque des coraux, mais un homme en casquette à gauche a bien les mains dans le cambouis...
Cette exposition redonne, enfin, son importance picturale et son talent de visionnaire à un artiste qui a compris, avant beaucoup d’autres, la beauté et les dangers de la vie moderne. J’aime ce peintre multidisciplinaire, curieux et audacieux, toujours libre dans sa tête. Cette exposition entre dans le cadre des 40 ans du Centre Pompidou, qui le fête partout en France, avec 75 lieux partenaires, 50 expositions et 15 spectacles, concerts et performances. A Metz, avec Fernand Léger, la bougie est particulièrement belle...
Centre Pompidou-Metz : 1 parvis des Droits de l’Homme, 57020 Metz
Lundi, mercredi, jeudi : 10h / 18h
Vendredi, samedi, dimanche : 10h / 19h
Entrée : 10 euros