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Channel: Art – Le blog de Thierry Hay
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Le monde extraordinaire de Gabritschevsky à la Maison rouge

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La Maison rouge présente jusqu'au 18 septembre, pour la première fois à Paris, un artiste russe attachant et singulier : Eugen Gabritschevsky. 250 oeuvres, parmi les milliers de dessins produits, pour découvrir ce créateur surprenant. Visite.

En France, personne connaît l'art d'Eugen Gabristchevsky. Pourtant, sa peinture mérite qu'on s'y arrête et sa vie ferait un formidable scénario de film. Cet artiste a été découvert par Jean Dubuffet, pape de l'Art Brut. Mais les aquarelles et dessins de Gabritschevsky sont, à vrai dire, inclassables. Ce créateur à une particularité : il a vécu près de cinquante ans, de sa vie, dans un hôpital psychiatrique. Mais son œuvre ne peut se confondre avec l'art des fous, répertorié et analysé par les psychiatres et les spécialistes de l'Art Brut. Les créations d'Eugen Gabritschevsky sont plus raffinées, plus intenses, plus profondes, plus mystérieuses. Comme Rimbaud, ce peintre a des visions, des illuminations, qui le conduiront trop loin... A chercher l'essentiel de la vie, il s'est perdu, à vouloir s'insérer entre le vivant et l'inanimé, il s'est condamné à mourir de solitude. En regardant une photo du peintre, je remarque tout de suite l'intensité de son regard, comme s'il scrutait quelque chose... Normal, Gabritschevsky est avant tout un scientifique, un chercheur de renom. Mais je suis étonné par son regard fixe, hors de la portée de notre monde, ailleurs...

Eugen Gabritschevsky, 1927. DR.

Eugen Gabritschevsky, 1927. DR.

Souffle

Aujourd'hui, la Maison rouge, à travers cette exposition, révèle au grand public toute la complexité, la diversité et la beauté fantomatique de l'œuvre de cet artiste, à part. J'entre. L'exposition commence par une série de fusains très sombres. Je regarde une petite maison surmontée d'un ciel tourmenté, qui me rappelle Van Gogh. Les murs de l'exposition sont blancs ou jaunes citron, c'est très beau et cela évoque ce soleil intérieur que recherchait Gabritschevsky, mais qui le brûlait totalement.

Un jeune homme de bonne famille

Eugen Gabritschevsky naît le 2 décembre 1893, à Moscou. Il est issu d'une famille aisée et cultivée. Son père est un bactériologue reconnu internationalement. Mais il décède quand le jeune Eugen a 14 ans. Dès sa jeunesse Gabritschevsky dessine. Pour son éducation, il est entouré d'une vingtaine de professeurs particuliers. Il est polyglotte. Il lit Hoffmann et E.A Poe. Il invente des personnages dans l'espoir d'en rêver la nuit. A vingt ans, il rentre à l'université de Moscou en biologie. Il suit des cours en embryologie, technique microscopique et anatomie des vertébrés. Il se passionne pour l'entomologie. Tout cela sera important pour sa peinture. 1917 : même s'il est dispensé de guerre, il est frappé par la violence de la Révolution d'octobre. En 1924, il quitte définitivement l'Union soviétique et séjourne quelques temps à Munich. Ensuite, il poursuit ses études aux USA, dans le Massachussetts.

Amour et hôpital

Il rencontre une Française, Tiette. Comme beaucoup d'histoires d'amour, ça finit mal. Gabritschevsky ne s'en remet pas. Le choc est colossal. En 1927, il rejoint l'Institut Pasteur, à Paris. Sa mère meurt en 1930 : encore un choc. En 1931, il travaille à l'université d'Edimbourg. Son état de santé l'oblige à interrompre son séjour, il revient à Munich. Il est interné dans l'hôpital psychiatrique d'Eglfing-Haar (Munich). Pendant la seconde guerre mondiale, comme beaucoup de malades mentaux, il est enfermé dans une cave : nouveau choc... A Haaar, il se consacre totalement à son art. Ce paysage infranchissable en est un exemple.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1948, gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Collection Chave, Vence

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1948, gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Collection Chave, Vence

Son frère Georg envoie quelques photographies à Dubuffet. Le chef de l'Art Brut trouve, avec raison, que cela ne correspond pas à son mouvement, mais il en parle à la galerie Chave à Vence. Elle se rend sur place et acquiert 5000 pièces. La reconnaissance artistique commence. En 1972, le peintre Max Ernst achète cinq peintures de Gabritschevsky. Eugen, chercheur de chemins impossibles, meurt le 5 avril 1979, à l'âge de 86 ans, dans son hôpital psychiatrique. Quelle vie !

Eugen Gabritschevsky : sans titre (autoportrait), 1952. Aquarelle et crayon sur papier, 32,5 cm x 24. Galerie Chave

Eugen Gabritschevsky : sans titre (autoportrait), 1952. Aquarelle et crayon sur papier, 32,5 cm x 24. Galerie Chave

Fantômes

La peinture de Gabritschevsky grouille de petits fantômes, de personnages ectoplasmiques qui oscillent entre le végétal, l'animal et l'humain.

Essais de vie

Dans cette oeuvre, la nature est évoquée d'une drôle de façon. J'observe de grands vers de terre qui grimpent vers le ciel. Les couleurs sont douces et extrêmement bien choisies. Comme toujours, il ya dans cette œuvre l'idée d'un être qui né, d'une vie qui commence, d'une métamorphose.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1939, gouache sur papier, 21 cm x 30. Atelier de numérisation-Ville de Lausanne, Amélie Blanc, Caroline Smyrliadis

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1939, gouache sur papier, 21 cm x 30. Atelier de numérisation-Ville de Lausanne, Amélie Blanc, Caroline Smyrliadis

Oiseaux effarouchés

Je fais quelques pas et découvre cette œuvre surprenante et très belle. Je la trouve d'une sensibilité extrême. Deux personnages, qui ressemblent à deux perruches, deux oisillons effarouchés, sont assis. Derrière, j'aperçois une fenêtre fermée, elle m'évoque une cave. Le dégradé des couleurs est une réussite totale. C’est une œuvre étrange, qui sont ces animaux-humains, de laboratoire...

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1949. Gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Collection Chave, Vence

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1949. Gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Collection Chave, Vence

Décor et tensions intérieures

Gabritschevsky utilise de nombreuses techniques : peinture au doigt, à l'éponge, frottages, pliages, tachisme, grattage. Il se sert des supports qu'il trouve : papiers calque, radiographies, pages glacées de magazines, calendriers, notes administratives : tout est bon. Je remarque une constante dans l'œuvre de Gabritschevsky : le sens du théâtre. Très souvent, ses personnages sont alignés comme des soldats de plomb et un rideau apparaît. Parfois, j'ai l'impression d'un vrai décor d'opéra. Cette œuvre, ci-dessous, ne serait-elle pas un formidable écrin pour La Walkirie de Wagner ? Un décor qui ressemble beaucoup à une plante carnivore.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1946, gouache sur papier photographique, 28,5 cm x 41,5. Collection privée, New York. Photo Adam Reich

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1946, gouache sur papier photographique, 28,5 cm x 41,5. Collection privée, New York. Photo Adam Reich

Théâtre en ruine

Cette gouache aussi est très théâtrale. On est en pleine tempête. En haut à gauche, il a placé un visage féminin : Tiette, la femme qu'il a aimé ? C 'est probable. Avec Gabritschevsky, la chute d'une vie se transforme en une civilisation en ruine, dont il est le créateur.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1942. Gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Galerie Chave

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1942. Gouache sur papier, 21 cm x 29,5. Galerie Chave

Soleil intérieur et grosses ombres

Encore une autre œuvre, toujours aussi poétique et mystérieuse. Comme souvent, dans l'œuvre de Gabrtischevsky, la lumière semble venir du fond. J'aperçois une forme féminine de dos et une pelote de laine, comme si un fil était encore tissable... Je suis surpris par la grande douceur qui se dégage de cette oeuvre.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, gouache sur papier photographique, 20,5 cm x 29. Collection privée, New york. Photo Adam Reich

Eugen Gabritschevsky : sans titre, gouache sur papier photographique, 20,5 cm x 29. Collection privée, New york. Photo Adam Reich

Rejet

J'observe une gouache minuscule, une constellation aux reflets bleutés. Un peu plus loin, je découvre une œuvre intitulée "Statues dans un jardin" (1953), c’est fou comme cela ressemble à l'œuvre de Dubuffet. Il m'est difficile de trouver un fil conducteur ou une évolution simple dans le travail de Gabritschevsky. Cet artiste a évolué dans tous les sens et son œuvre est très variée. Ces deux sphères ne ressemblent pas aux œuvres précédentes. Je remarque des écritures sur celle de droite, pas sur celle de gauche. Ici encore, j'ai une impression de constellation. Je note tout en bas à droite, à peine visible, un personnage qui flotte dans l'espace, comme rejeté par le reste de la galaxie : Gabritschevsky ? C’est probable. Il qualifiait le monde de : "méchant". Il faut regarder les œuvres de Gabritschevsky de très près pour découvrir tous les détails, puis il faut s'éloigner un peu pour admirer la force de la composition.

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1950. Gouache sur papier, 48 cm x 63. Collection Chave, Vence

Eugen Gabritschevsky : sans titre, 1950. Gouache sur papier, 48 cm x 63. Collection Chave, Vence

Microscope mental

Longtemps, on a pris Gabritschevsky pour un skyzophrène, en fait il était paraphrénique, c'est à dire qu'il conservait son moi. Cela explique peut-être pourquoi toutes ses compositions sont si construites. A mon avis, sa peinture ressemble à un grand rêve obsessionnel, aux allures d'étude scientifique. Beaucoup de créations paraissent être vu à travers un microscope. La maladie mentale n'a pas réussie à effacer le scientifique, et elle a libérée totalement l'artiste.

Humour

Gabritschevsky a aussi de l'humour. De temps en temps, il représentait les médecins et les infirmiers qui s'occupaient de lui. Ce sont des personnages aux yeux énormes comme ceux-ci. C 'est la vision que l'artiste a de ses soignants. Un comble : il les regarde comme des bêtes étranges.

Eugen Gabritschevsky : Gringalet, 1949. Gouache sur papier, 36 cm x 26 cm. Collection Chave, Vence

Eugen Gabritschevsky : Gringalet, 1949. Gouache sur papier, 36 cm x 26 cm. Collection Chave, Vence

Film

Je croise Luc Ponette, acteur et producteur de radio. Il réalise en 2013 un film sur Eugen Gabritschevsky : "Le vertige de l'ombre". Dommage que ce film ne soit pas diffusé lors de cette exposition. L'œuvre de cet artiste, malade mental, mérite un éclairage. En ce qui me concerne, j'ai pris une grosse claque lors de cette visite. J'ai découvert un très grand artiste. C’est toujours un vrai plaisir, et c'est plutôt rare... Mais je ne suis pas au bout de mes surprises...

Encore un peu de science

La Maison rouge présente également un jeune artiste : Nicolas Darrot, lui aussi est passionné de sciences et s'intéresse de très près aux insectes. J'en aperçois plein sur une immense estrade, ils sont présentés comme dans un laboratoire scientifique du XIXe siècle. Je reste perplexe...

Nicolas Darrot : Curiosa VIII, 2008. Mante religieuse attachée à une table et charençons, 2à cm x 22 x 22. Lionel Catelan

Nicolas Darrot : Curiosa VIII, 2008. Mante religieuse attachée à une table et charençons, 2à cm x 22 x 22. Lionel Catelan

Un artiste bricoleur

Darrot, qui a exercé dans le cinéma, est un bricoleur de génie. Il crée des installations surprenantes, comme ce casque, qui se met à parler, dès que quelqu'un approche. Le mécanisme est aussi précis que complexe.

Nicolas Darrot : Apha-Leader, 2012. Installation. Matériaux divers, servomoteurs et dispositif sonore. 66 cm x 49 x 50. Courtesy galerie Eva Hober

Nicolas Darrot : Apha-Leader, 2012. Installation. Matériaux divers, servomoteurs et dispositif sonore. 66 cm x 49 x 50. Courtesy galerie Eva Hober

Surprises parlantes

Une immense installation occupe une grande salle. Un personnage, qui ressemble un peu à un yeti, tombe à genoux et se relève alors que deux toiles mouvantes, fantomatiques, bougent : surprenant. Je descends au sous sol et découvre d'autres œuvres, d'autres automates fascinants, et parfois drôles. Tout d'abord, une chèvre qui fument devant un grand rideau doré : magnifique et mystique. Quelques marches plus loin, je vois un squelette mexicain, chanteur, sur un squelette de cheval. Darrot, ancien élève des Beaux Arts de Paris, questionne à sa façon, sur la nature du vivant. Ses objets posent aussi la question du langage, beaucoup de ses automates parlent. Ses œuvres sont des pantomimes touchantes et dérangeantes à la fois. Il reprend l'idée de l'animal machine, chère au XVIIIe siècle. Cette louve en est un exemple parmi d'autres. Je sors de ce train fantôme artistique et subtil.

Nicolas Darrot : La louve, 2006, aluminium, étain et fibres optiques, séquences lumineuses, 18cm x 20 x 28. Courtesy galerie Eva Hober. Photo Rebecca Fanuele

Nicolas Darrot : La louve, 2006, aluminium, étain et fibres optiques, séquences lumineuses, 18cm x 20 x 28. Courtesy galerie Eva Hober. Photo Rebecca Fanuele

Après avoir embrassé ces deux univers, si différents, mais si forts, c'est un peu difficile de me retrouver dehors, au milieu des embouteillages. Mon conseil : courez voir ces deux expositions exceptionnelles. Bravo à La Maison rouge.

 

La Maison rouge - 10 Boulevard de la Bastille, 75012 Paris

Du mercredi au dimanche de 11h à 19 h
Nocturne le jeudi jusqu'à 21h
Entrée : 10 euros / TR : 7

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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